Le sens d’un regard

Une jeune femme au visage sérieux établit un contact visuel avec l'objectif du photographe

Je suis allée la première fois aux États-Unis à la fin des années 1990. C’était pour y vivre. J’avais obtenu un poste de « teaching assistant » dans une université en Pennsylvanie. Je ne connaissais rien de la culture américaine en dehors du cinéma et de sa littérature. À mon arrivée, la chose qui m’a immédiatement frappée, et profondément touchée, chez les Américains, c’est leur gentillesse et leur générosité.

Une générosité sans limite

À tout instant, on me proposait de l’aide, gratuitement, sans rien attendre de moi en retour. L’Université avait un service pour accueillir et accompagner les étrangers dans leur installation. Une bourse au logement avait été organisée. On pouvait par exemple s’y procurer gratuitement de la vaisselle, des meubles ou du linge de lit. Des voisins, que je venais de rencontrer, m’ont proposé de nombreux objets pour mon emménagement.

Au département, sachant que je n’avais pas de voiture, plusieurs personnes se sont inquiétées de savoir si j’avais besoin d’être conduite dans des magasins. Je dois avouer que j’ai été totalement époustouflée par cette vague d’attention, moi qui ne connaissais personne dans ce pays !

Cette générosité ne semblait avoir aucune limite !  Partout où j’allais, sur le chemin du campus, dans la rue, dans le bus, les gens me souriaient, me disaient bonjour et me demandaient comment j’allais avec une bienveillance dont je n’avais jamais fait l’expérience en France ou en Angleterre. Les Américains étaient vraiment épatants ! Ils savaient accueillir les gens, les mettre à l’aise !

Cet émerveillement dura un mois

A ce moment-là, j’ai inconsciemment senti que quelque chose n’allait pas. Les Américains étaient certes très chaleureux, mais au point de dire bonjour à tout le monde partout et tout le temps… je commençais à en douter. J’en ai parlé à une collègue américaine qui avait vécu deux ans en France : « Est-ce normal que tout le monde me salue partout où je vais ? ». Elle me fit une réponse en forme de question : « Non, ce n’est pas normal. Est-ce que tu établis un contact visuel avec les gens ? ».

Je ne savais pas quoi répondre à sa question. Je me suis mise alors à m’observer, puis à observer les Américains que je croisais et à expérimenter. Au bout d’une semaine, j’en ai conclu que c’était bien le contact visuel que j’établissais avec les gens qui générait cette interaction amicale.

Dans un premier temps, il était évident que le contact visuel que j’établissais dans la rue avec des inconnus était plus fréquent et aussi plus insistant que celui que les Américains, en général, me donnaient. Les Américains se regardaient clairement moins directement que les Français dans l’espace public. 

« Pourquoi me regarde-t-elle comme ça ? »

Dans un deuxième temps, j’ai réalisé que lorsque les Américains se regardaient, ils se souriaient automatiquement ce que je ne faisais absolument pas. Pour eux, le sourire voulait dire : « Tu es là, je suis là, tout va bien, passons à autre chose ». Leur comportement était à l’opposé du mien.

En effet, lorsque je croisais le regard des inconnus dans la rue, mon visage était impassible. J’ai compris que ce regard français, perçu comme insistant par les Américains, combiné à cette froideur, mettaient les Américains mal à l’aise, voire pouvait être perçu comme agressif : « Pourquoi me regarde-t-elle comme ça ? Que me veut-elle ? ». 

C’est mon comportement non-verbal typiquement français qui amenaient les Américains à désamorcer une situation qu’ils percevaient comme étrange ! Tous ces sourires, les bonjours et les comment ça va étaient un moyen pour eux de me dire : « Tu veux engager la conversation ? Tu veux me dire quelque chose ? Il y a un problème ? ». Et par là même lever l’ambiguïté de la situation et substituer au contexte d’interaction froid que je créais, quelque chose de plus positif, plus amical qui correspondaient à leur mode de communication. 

Lorsque j’ai adapté ma communication non-verbale, j’ai arrêté de recevoir des sourires et des bonjours à tous les coins de rue. Mais surtout, j’ai arrêté de mettre les Américains mal à l’aise !

Hélène